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Interview Art et Science avec Cécile Carpaneto Bastos

Dernière mise à jour : 26 août 2023


Décrire et comprendre le monde n'est pas que l'affaire de la science. D'autres disciplines, comme les disciplines artistiques, partagent également cet objectif au travers des processus de recherche et de création.

Dans une nouvelle série de contenus et d’interviews, nous vous proposons d'explorer ensemble les liens qui unissent deux disciplines aux méthodes parfois différentes mais dont les rôles sont tout aussi essentiels.


Notre première interviewée, Cécile Carpaneto Bastos, est une photographe et microbiologiste marine qui a notamment travaillé sur la thématique de la pollution aux microplastiques.



Cécile nous partage son travail, son parcours et ses sensibilités, mais également sa vision des liens entre science et art et notamment des rôles que l'art peuvent jouer dans la sensibilisation aux problématiques scientifiques et environnementales.

Bonne lecture !



Cécile Carpaneto Bastos à bord de l’Antea au large de l’Île des Pins (Nouvelle-Calédonie). Crédit photo : Sophie Cravatte


Louis : Est-ce que tu peux te présenter rapidement, comment tu t’appelles, qu’est-ce que tu fais dans la vie, ton métier et ton activité artistique ?


Cécile : Je m’appelle Cécile Carpaneto Bastos, je suis océanographe microbienne. Je travaille en recherche fondamentale sur le rôle des microorganismes marins dans les cycles biogéochimiques globaux. Je m’intéresse ainsi au lien entre le compartiment microbien - à la base de la chaîne alimentaire - et le changement climatique, et comment cela affecte l’environnement marin. En parallèle je suis photographe et très grande voyageuse.


Louis : Comment définirais-tu ton travail artistique ? À quoi t’intéresses-tu dans la photographie ?


Cécile : Difficile… Je pense que pour l’instant je le définirais comme un œil ambulant qui marche dans la rue et qui essaie de capter des petits moments de la vie qui m’entoure. C’est en train de changer, mais ma passion pour la photographie est née lorsque je marchais dans les rues pour découvrir les villes. Je me laissais emporter par mon intuition, je me laissais emporter par la vie urbaine.

Je me suis rendue compte que quand j’avais l’appareil photo à la main, je regardais la ville totalement différemment. Je marche beaucoup plus lentement, je regarde plus en hauteur, je cherche des perspectives contrastées, ... C’est comme si j’avais l’appareil photo dans ma tête. C’est drôle de savoir que je peux le porter tout le temps mais c’est uniquement quand j’ai physiquement l’appareil à la main que je peux imaginer les photos dans ma tête.


Louis : Est-ce que tu peux nous expliquer ton parcours scolaire, côté scientifique mais aussi artistique ?


Cécile : Après le bac j’étais très, très perdue, comme la plupart des lycéen·nes. J’avais envie de tout faire et de ne rien faire en même temps. Voulant faire quelque chose d’utile, je me suis finalement décidée pour la médecine et j’ai fait une première année qui était très intense, très difficile. L’apprentissage et l’expérience intellectuelle étaient extrêmement enrichissants, mais socialement et humainement ça a été trop éprouvant pour moi donc j’ai arrêté à la fin de la première année. Il y avait un côté de moi qui voulait explorer ma partie artistique/audiovisuelle, j’ai donc intégré une école de cinéma dans le nord de Paris. Globalement ça a été une bonne expérience mais je sentais que je n’étais pas réellement formée et que j’étais en train de payer une formation qui n’existait pas vraiment. En plus, le fait d’apprendre de manière scolaire, d’aller en cours, d’apprendre de nouvelles choses, me manquait beaucoup. J’ai décidé de revenir à la fac et de faire une licence de biologie tout en gardant en tête que j’aimerais bien faire des documentaires, continuer la photographie, mais pas dans un contexte professionnel, juste pour le plaisir de le faire. Pendant ces trois ans de licence j’ai fait beaucoup de voyages, et qui dit voyage, dit photo. J’ai commencé à les publier sur internet, sur Instagram, à essayer de les imprimer, à les vendre, à les exposer, etc. Avant de continuer mes études en Master, j’ai fait une année de césure pour me consacrer à toutes ces choses qu’on a envie de faire et qu’on ne fait jamais parce qu’ « on n'a pas le temps ». Durant la première moitié de l’année j’ai fait un stage en écologie sur les mangroves et durant l’autre moitié j’avais prévu de réaliser un projet photo long-terme mais notre cher Covid a tout bloqué…


Louis : Tu peux nous parler de ce projet abandonné ?


Cécile : C’était la première fois que j’avais vraiment l’occasion de lier science et photographie, cela s’annonçait très stimulant ! Il s’agissait d’un reportage sur le lac Titicaca en Bolivie où la plupart des enjeux écologiques sont liés à la surpopulation d’El Alto, une ville située au-dessus de La Paz (la capitale, ndrl). Il n’y a aucune gestion des déchets ni des eaux usées et tout se déverse dans le lac Titicaca. Le projet permettait cette rencontre entre les chercheur·ses qui étudient le lac et ses écosystèmes, les collectivités qui gèrent la ville et moi pouvant y inclure ma touche photographique. Malheureusement c’est tombé à l’eau…

Après j’ai fait le Master Sciences de la Mer et les stages associés. Pendant cette période de formation exigeante et intense, j’ai laissé un peu de côté la photo... Même si les occasions ne manquaient pas car on avait nos cours dans différentes stations marines et cela nous permettait de voyager à travers toute la France ! Ça m’a tout de même permis d’explorer et de développer un peu plus la photo de paysage que je ne faisais pas du tout avant et ça c’est cool. C’est là où je me suis rendue compte que le médium photographie a des possibilités infinies !


Louis : Qu’est-ce que tu préfères créer ? Quels sont tes sujets de prédilections ? Et est-ce que tu as envie de t’ouvrir à de nouveaux sujets ?


Cécile : En ce moment je pense être dans une période de transition. Comme je le disais avant, j’étais plutôt observatrice, un peu voyeuse, capteuse de moments. J’ai fait beaucoup de photos de rue, dans les manifs, dans les villes, dans les parcs, etc. Je me souviens d’un jour où quelqu’un m’a demandé si je sollicitais l’autorisation aux gens avant de les prendre en photo. Je suis restée en silence, sans réponse. Je me suis sentie très mal car ce n’est même pas quelque chose à laquelle je pensais. Maintenant j’ai beaucoup plus de mal à prendre les gens en photo dans la rue furtivement. Je suis en train d’explorer un côté beaucoup plus intime. J’essaye de faire des séries de photos à plus long terme avec des gens que je connais très bien et qui sont à l’aise devant la caméra.


Louis : Quel est ton rapport à la nature ? Est-ce que c’est un thème que tu aimerais développer ?


Cécile : Capter la beauté des paysages dans son entièreté est extrêmement difficile. C’est quelque chose qui mérite d’être travaillé afin de réussir à transmettre tous ces moments intrinsèquement beaux et uniques qu’on vit avec la nature. De pouvoir les capter et les immortaliser en quelque sorte.

Même si de manière générale je n’arrive pas à photographier la nature, elle est présente indirectement dans mon travail par le simple fait qu’elle me détend énormément, me permet d’avoir du recul et de réfléchir. Elle est présente peut-être sous une autre forme… pas vraiment comme sujet mais comme moyen.

Ce qui m’aide souvent c’est juste de marcher pendant des heures, que ce soit sur la plage ou dans la forêt. Mais juste marcher… j’ai l’impression que mon corps est occupé à faire quelque chose et ma tête peut donc mieux réfléchir et élaborer des nouvelles idées.


Les balades en pleine nature sont une source d’inspiration pour Cécile.

Crédit photo : Chloé Jourdan


Louis : Tu as travaillé autour de certains enjeux environnementaux dont notamment les micro plastiques, avec expédition MED, qui vise à récolter et étudier les microplastiques en Méditerranée. Tu peux nous en dire plus sur cette expérience ?


Cécile : J’ai eu la chance de pouvoir embarquer à bord du Bonita, un bateau appartenant à l’association Expédition MED. Tous les ans, l'association fait une campagne de six semaines en Méditerranée embarquant des écovolontaires et des scientifiques pour échantillonner les eaux de surface et ainsi caractériser la pollution microplastique. J’étais à bord de ce bateau en tant que photographe et vidéographe la première année. J’ai passé deux semaines à prendre des photos des prélèvements, des écovolontaires, de la mer, de la pollution, de tout. Et c’est là où je me suis dit que la meilleure façon de faire passer un message engagé écologiste c’était de passer par l’humain. Car ce que toustes les écovolontaires retenaient de l’expérience, c’était les gens qu’iels avaient rencontrés, les discussions qu’iels avaient eu et l’ambiance qu’il y avait à bord. Et comme cet aspect-là était très fort émotionnellement, ça permettait de mieux enregistrer les informations factuelles qu’on expliquait à bord. Le fait que ce soit une expérience forte a renforcé et imprégné de manière plus durable toutes les informations apprises sur la problématique du plastique, le phytoplancton, les conséquences sur les écosystèmes, tous ces trucs « difficiles » pour les non-scientifiques. Faut-il peut-être passer par la rigolade et la bonne ambiance pour informer et apprendre finalement ?


Louis : Deux des photos que tu as prises à bord ont été récompensées lors d’un concours de l’institut France Québec maritime sur la protection des océans, tu peux nous en dire plus ?


Cécile : C’était un concours photo pour les étudiant·es en sciences de la mer, donc fait sur mesure pour moi ! Le thème du concours c’était un « océan à préserver » avec quatre catégories : « un océan menacé », « un océan mystérieux », « un océan à partager » et « un océan résilient et durable ». Tu pouvais envoyer des photos pour chaque catégorie accompagnées d’un texte. C’est cette partie-là qui m’a le plus plu : faire presque un exercice de journalisme ou de reportage, un peu plus poussé que juste les captions Instagram. Cela m’a permis de choisir les photos à envoyer en incluant une histoire à raconter, que la photo ait quelque chose à dire et que ce ne soit pas uniquement un support visuel.


Louis : Est-ce que tu peux nous décrire les photos qui ont été sélectionnées ?


Cécile : Pour la catégorie « un océan menacé », j’avais envoyé une photo d’une boîte de pétri où on avait rassemblé tous les microplastiques inférieurs à 1 mm échantillonés à une station donnée. Je l’ai prise à travers la loupe binoculaire. J’avais appelé la photo, “Microtragiques” (au lieu de microplastiques). Dans le texte, j’avais évoqué le fait que la pollution la plus dangereuse, c’est celle qu’on ne voit pas, car c’est celle qui se faufile partout, et qui finit par s’accumuler dans les organismes marins. Dans toutes les stations échantillonnées, entre l’Italie, la France, la Corse, partout, il y avait du microplastique. Alors que les macrodéchets (sacs plastiques, canettes,…) on en voyait une fois toutes les 2 semaines.



“Microtragiques”, Cécile Carpaneto Bastos



Pour la catégorie “un océan à partager”, j’ai présenté la photo « Passe-moi le sel, je te passe mon cœur » . Une photo de l’équipage qui servait le repas du dîner à bord du Bonita au coucher du soleil. Je voulais jouer sur l’attachement à l’identité méditerranéenne, le fait que la mer Méditerranée est un croisement de cultures et de civilisations. Pour nous méditerranéen·nes, la nourriture est centrale dans notre quotidien, c’est un moment convivial très important. Lors de la campagne d’Expédition MED c’est justement pendant les repas qu’on avait les discussions les plus intéressantes et où on pouvait apprendre les un·es des autres. Finalement la mer peut être vectrice d’informations et de savoirs, elle est commune à toustes. Je voulais également appuyer sur l’importance de s’unir collectivement pour pouvoir la défendre. En ce qui concerne la pollution plastique, protéger une partie et pas l’autre c’est inutile. Les plastiques se déplacent au gré du vent et des courants. La Méditerranée est un endroit fluide et dynamique, il faut donc penser les solutions et les mesures de prévention collectivement.




“Un océan à partager”, Cécile Carpaneto Bastos



Louis : Est-ce que tu considères ton travail comme un moyen de sensibiliser à la protection de l’environnement ? Est-ce que c’est quelque chose qui t’intéresse de faire de la photographie engagée sur les enjeux environnementaux ?


Cécile : Oui mais ce que j’aimerais bien faire c’est créer le lien entre l’enjeu environnemental et les êtres humains. Je pense que s’il n’y a pas de subjectivité, ça ne va jamais marcher à grande échelle. Si on photographie juste une tortue remplie de pétrole ça ne va atteindre qu’un groupe de personnes restreint. J’aimerais donc intégrer le contexte social et/ou personnel, voire humaniser ces enjeux pour qu’ils aient l’impact qu’ils méritent.


Louis : Est-ce que tu considères que ton travail a une dimension politique ?


Cécile : Oui, bien sûr mais pas forcément de manière active bizarrement. Je suis sensible à la politique et je pense qu’on ne peut pas s’en dissocier mais je ne pense pas être suffisamment militante pour dire que mon travail est directement et foncièrement politique. Comme tout être humain qui vit en société, la politique se perméabilise dans mon travail juste parce que je suis vivante et consciente. Pour la question féministe par exemple, j’ai une ou deux séries de photos qui ont pour but précis de dénoncer la violence faite aux femmes. Là oui, je qualifierais les photos comme politiques. En revanche pour la protection de l’environnement, ça se fait de manière plus organique et naturelle. Plus d’un point de vue scientifique et factuel qui par la force des choses devient politique.


Louis : Penses-tu que l'art en général peut jouer un rôle dans la lutte contre le changement climatique, la destruction des écosystèmes et d’autres enjeux environnementaux ? Penses-tu que l'art est un moyen de communication ou de sensibilisation qui est sous-estimé actuellement ?


Cécile : Je dirais même que ça pourrait être le moyen le plus fort et le plus efficace ! L’art a cette dimension universelle qui lui permet d’atteindre tout le monde, et non seulement les personnes qui s’intéressent à la nature, aux sciences naturelles ou aux statistiques (qui peuvent parfois faire peur aux gens). L’art a tout cet éventail de supports, qu’ils soient visuels, sonores ou plastiques, entre autres. Tu peux donc jongler entre ces différents médias et avoir ainsi accès à toutes sortes de sensibilités. Et ça c’est un point très fort. Je ne pense pas qu’il soit sous-estimé comme moyen de communication. J’ai l’impression qu’il n’est peut-être pas considéré comme un vrai acteur de sensibilisation mais plutôt perçu comme un bonus/extra.

Louis : Il y a une prise de conscience de certain·es artistes qui essaient de sensibiliser à travers leurs œuvres aux sujets environnementaux…


Cécile : C’est devenu tellement dramatique et tellement urgent que j’ai l’impression qu’on ne peut pas ignorer la crise climatique. On ne peut pas faire autrement que d’inclure cette sensibilisation au changement climatique, à la pollution et à la destruction du monde vivant. Comme ça fait partie de notre quotidien et de notre réalité, ça va faire partie de l’art actuel.


Louis : J’ai l’impression que ce n’est pas vraiment pris suffisamment au sérieux par les structures qui sensibilisent à l’environnement : les structures traditionnelles que ce soit les ONG, les organismes scientifiques et autres.


Cécile : C’est un peu hypocrite je trouve. En décembre j’ai vu une expo sur les canyons sous-marins à Marseille. Pour lancer l’hameçon et attirer le public, iels avaient prévu en première ligne des installations d’artistes réalisées avec des déchets trouvés en mer, et derrière, l’expo scientifique très scolaire et protocolaire d’un institut de recherche. Finalement, ce qui appelait les gens, c'était les installations artistiques. Il faut être honnête avec comment on veut utiliser l’art. Même s’il n’a pas une place importante dans le contenu, il a son rôle a jouer dans l’accessibilité à ce contenu.


Louis : Cela montre bien que l'art permet d’atteindre un public plus large que les campagnes de sensibilisation classiques ou les expositions scientifiques.


Cécile : J’en suis totalement convaincue, oui. D’autant plus que les données scientifiques ne sont pas forcément écoutées ou prises en compte dans l’état actuel des choses.


Louis : Comment vois-tu la relation entre le monde scientifique et artistique ? Plus spécifiquement est ce que ton post d’ingénieure au MIO t’apporte quelque-chose dans ton travail de photographe et inversement ?


Cécile : C’est marrant parce que j’ai un peu ce côté romantique des scientifiques du XVIIIème siècle qui s’intéressaient à toutes les disciplines. Iels étaient scientifiques mais également philosophes, écrivain·es, artistes… Et je me suis rendue compte que presque tous les gens que j’ai rencontré dans des instituts de recherche faisaient aussi une activité artistique à côté. Dans les deux domaines, finalement, on est à la recherche de quelque chose ; on a envie d’explorer, de découvrir. Il s’agit d’une créativité différente en science mais pour être un bon scientifique, il faut aussi être créatif et avoir des idées un peu folles.


Louis : … Que ce soit au travers des activités artistiques ou scientifiques, on essaie cherche souvent à comprendre son environnement …


Cécile : On essaye dans les deux cas également de décrire ce qui nous entoure... Ça dépend des artistes bien sûr, mais souvent iels veulent apporter leur vision du monde, comment iels le perçoivent


Louis : Comment est-ce que tu aimerais poursuivre ton travail dans le futur ? As-tu des projets que tu aimerais développer ?


Cécile : Mon rêve ce serait de faire un livre photo avec les histoires de personnes que j’aime. Ça c’est dans l’idéal et ça prendra beaucoup de temps à faire. J’aimerais bien continuer à travailler avec des associations ou des institutions, continuer à explorer ce côté sensibilisation et vulgarisation scientifique à travers la photo. J’aimerais aussi, à plus long terme, réaliser une exposition immersive avec potentiellement de la musique live. Comme un parcours où tu es totalement immergé·e dans l’exposition, créer une sorte d’exposition voyage…



C'est la fin de cette interview, merci de nous avoir lu. On espère qu'elle vous aura plu et qu'elle aura éveillé en vous une curiosité pour les relations entre art et science, ainsi que pour le travail de Cécile Carpaneto Bastos à retrouver sur sa page Instagram https://www.instagram.com/artofthereal/?hl=fr.


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